L’incendie de la cathédrale de Reims le 19 septembre 1914 soulève l’indignation internationale qui l’intègre au patrimoine de l’humanité. Sortie endommagée mais non détruite de ce terrible et premier conflit mondial, Notre-Dame de Reims n’est pas devenue cet amas de ruines que l’on prévoyait du fait des intenses bombardements de juillet 1918. La cathédrale peut techniquement être restaurée mais elle devra conserver des stigmates et prolonger son image de grande martyre. Pour ce faire, il faut des moyens importants, une volonté politique et une énergie humaine.
Ainsi débute en mars 1919 le plus important chantier de restauration d’après-guerre. La question épineuse devient le financement. L’État y affectera 1 million de francs par an. L’architecte Henri Deneux estime la valeur des travaux à 144 millions. Quelle différence d’échelles ? Son pragmatisme, son ingéniosité permettra de réduire ces dépenses de moitié, complétées par les dons providentiels de l’américain John D. Rockefeller ainsi que l’énergie déployée tout au long du projet (et encore actuellement) par la Société des Amis de la Cathédrale de Reims. Les grands et petits dons ont permis de rendre corps à la cathédrale, inaugurée en grandes pompes les 8, 9 et 10 juillet 1938.
Cet exposé propose de revenir sur l’origine des destructions, l’incendie provoqué par des obus allemands et ses conséquences. Puis, nous tenterons d’établir un inventaire des dommages en 1919 et les moyens financiers nécessaires au relèvement de la cathédrale. Enfin, nous analyserons les choix opérés en matière de restauration, entre conservation et innovation, théories et pragmatisme. Tout au long de ce récit, nous verrons comment cette histoire est exemplaire et regorge d’analogies avec le chantier contemporain de Notre-Dame de Paris, analogies que je laisse cependant au lecteur le soin de faire ne maîtrisant guère ce second sujet.
1. L’incendie et ses conséquences
La tragique journée du 19 septembre 1914
Les destructions survenues à Notre-Dame de Reims débutent dès septembre 1914. Pour la première fois, le 4 du mois, Reims est bombardée : 182 obus atteignent la ville causant 60 victimes. Quatre obus ont touché les environs immédiats de la cathédrale mais les dommages sont minimes : la mitraille a écorché la statuaire et soufflé plusieurs verrières du côté nord.
Pendant l’occupation de Reims, la cathédrale va connaître une nouvelle affectation. À l’ouest, les combats redoublent d’intensité et le 10 septembre, le prince impérial et les représentants de la Croix-Rouge décident d’abriter trois mille blessés sous les voûtes de Notre-Dame. À partir du 11, les chaises sont empilées dans le chœur et plus de quinze mille bottes de paille sont entassées contre les portes des bas-côtés et éparpillées dans la nef. Un large drapeau de la Croix-Rouge flotte au plus haut de la tour nord. Cette installation ne peut cependant être achevée, car, le soir même, les Allemands sont contraints d’évacuer la ville.
À l’aube du dimanche 13 septembre 1914, Reims accueille dans la joie l’arrivée des soldats français. La plupart des Rémois pensent alors que, pour eux, la guerre est finie. Mais très vite, ils s’aperçoivent que leur armée se trouve face à un imposant retranchement. Épuisées et manquant de munitions, les troupes françaises sont incapables de s’emparer de ces forts qui surplombent la ville. La contre-offensive française est ainsi, à Reims, brisée.
À partir du 14 septembre, Reims est systématiquement bombardée. La cathédrale accueille finalement une centaine de blessés allemands car le projet initial est repris par l’armée française. Mais les drapeaux de la Croix-Rouge ne vont pas protéger la cathédrale de Reims des bombardements. Le jeudi 17 septembre, trois obus l’atteignent directement et percent la toiture aux environs de la tourelle du carillon. Le lendemain, les bombardements redoublent et treize obus frappent la cathédrale.
Le 19 septembre 1914, dès 7 heures du matin, les bombardements reprennent. C’est au tout début de la messe habituelle de 8 heures que l’abbé Landrieux signale les premiers obus. Le préfet de la Marne précise qu’un obus éclate « toutes les 5 secondes, dans les environs de la cathédrale qui paraît être l’objectif visé ». Aux environs de 15 heures, un obus traverse l’échafaudage en bois de treize étages ceinturant la tour nord et y met le feu. En vain, les abbés Thinot et Landrieux tentent d’arracher les lourds madriers. Sous l’effet de la chaleur, la moitié de la grande rose éclate. Des flammèches se répandent alors à l’intérieur de l’édifice. Les secours sont débordés et impuissants. Le dépôt de pompe le plus proche a été détruit et les pompiers sont gênés par les autres sinistres qui se déclarent partout dans la ville. Le préfet de la Marne note qu’il a l’impression « que toute la Ville brûle ».
Vers 15 h 30, la toiture de la cathédrale prend feu. Les gargouilles vomissent des ruisseaux de métal en fusion. Vers 16 h 50, le feu s’intensifie et la cathédrale n’est plus qu’un immense brasier. Les prêtres de la cathédrale n’ont eu qu’une heure trente pour sauver les objets liturgiques, le Trésor de la cathédrale et la quasi-totalité des blessés allemands.
L’incendie de la toiture est un spectacle saisissant. Le soir même, un aviateur français survolant la cathédrale décrit une « énorme Croix ardente dans une Auréole flamboyante, Croix de Martyre et d’Espérance ». Mais quelle est alors l’espérance pour les Rémois présents dont les cœurs se serrent à la vue de ce brasier qui leur arrache leur cathédrale ?
Les pierres crieront : Lapides clamabunt !!!
Dès le lendemain de l’incendie, le 20 septembre, le ministre français des Affaires Étrangères remet, à tous les gouvernements des états neutres, la protestation suivante : « Sans pouvoir invoquer même l’apparence d’une nécessité militaire, pour le seul plaisir de détruire, les troupes allemandes ont soumis la cathédrale de Reims à un bombardement systématique et furieux. […] Le Gouvernement de la République a le devoir de dénoncer à l’indignation universelle cet acte révoltant de vandalisme qui, en livrant aux flammes un sanctuaire de notre histoire, dérobe à l’humanité une parcelle incomparable de son patrimoine artistique. »
La meilleure défense étant l’attaque, les Allemands accusent les Français d’avoir utilisé la cathédrale à des fins militaires, notamment comme poste d’observation. Propagande et contre-propagande servent à rallier les opinions publiques des pays encore neutres, tels l’Italie, les pays d’Amérique ou le Vatican. Au Canada, il faut convaincre de s’enrôler. Là encore, la cathédrale martyre sert les intérêts français. « Attendrons-nous que les nôtres brûlent ? » voit-on en 1915 sur des affiches dans les rues de Montréal.
Pour incarner ce drame, la figure de l’Ange au Sourire émerge. Statue anonyme avant guerre du portail septentrional de la façade principale, cette fine sculpture acquiert une symbolique particulière et se démarque des 2303 figures de pierre ornant la cathédrale. La statue de l’ange est abattue par une poutre de l’échafaudage en flammes, lors de l’incendie du 19 septembre 1914. Après une chute de quatre mètres cinquante, elle se brise au sol en plus d’une vingtaine de morceaux.
Dans un article intitulé « Sculptured head from Rheims here », le New-York Times du 6 novembre 1915 relate l’achat d’une tête d’ange par un riche industriel américain. Les journaux français reprennent cette affaire et une enquête administrative est diligentée. Le 27 novembre 1915, le sous-préfet de Reims signale à ses supérieurs que le concierge de l’archevêché de Reims lui a dit que la tête avait été volée le 22 septembre 1914. Il suppose qu’il s’agit de la tête de l’Ange au Sourire. Ce premier rapport accrédite ainsi la thèse de l’œuvre d’art volée et exportée. La tête de l’ange est finalement retrouvée dans les caves de l’archevêché de Reims, sauvée par l’abbé Jules Thinot, au lendemain de l’incendie. Elle devient dès lors un symbole et l’incarnation des dommages subis par la cathédrale de Reims tout autant qu’une critique indirecte de sa conservation.
Les gardiens de la cathédrale et les critiques
La protection de la cathédrale de Reims relève du service des monuments historiques. Des « gardiens » se portent à son chevet. Les premiers architectes ayant fui l’avancée allemande, ils sont désavoués en décembre 1914 et remplacés par Henri Deneux et Max Sainsaulieu. Ce dernier œuvre déjà depuis plusieurs semaines à la conservation de l’édifice.
Né à Péronne en 1870, Max Sainsaulieu obtient en 1898 son diplôme d’architecte. Il vient à Reims collaborer à l’achèvement de l’église Sainte-Clotilde et épouse la fille de l’architecte rémois Alphonse Gosset. Il s’installe ensuite à Soissons et revient à Reims pour reprendre peu à peu les activités de son beau-père. Lors de la déclaration de guerre, Max Sainsaulieu, alors père de six enfants, est soutien de famille. Il est présent à Reims lors de sa nomination comme architecte ordinaire attaché à la cathédrale. Ses compétences en dessin et donc en relevés d’architecture sont particulièrement appréciés alors par le service des monuments historiques. De plus, il dispose du matériel suffisant pour réaliser des clichés photographiques nécessaires à l’inventaire. La première mission du nouvel architecte ordinaire est de protéger le portail de gauche de la façade occidentale de la cathédrale. Au jour le jour, il doit rendre compte à l’administration des Beaux-Arts des effets du bombardement de la cathédrale et des autres monuments classés de la ville de Reims et prendre, en urgence, toutes les mesures utiles concernant ces édifices. Ce travail n’est pas sans risque. Le 1er juin 1917, Max Sainsaulieu est blessé par une explosion et le menuisier qui l’accompagne est tué.
Rémois lui aussi, Henri Deneux est né en 1874. Il effectue ses études à l’école régionale des Arts Industriels de Reims, avant d’entrer, en 1892, dans le cabinet d’architecte Thierot et Margotin, chargé des travaux des édifices diocésains de Reims. Il se trouve dès lors plus particulièrement attaché à l’Agence de la Cathédrale de Reims jusqu’en 1898, sous la direction de Denis Darcy. La situation militaire est extrêmement précaire pour l’architecte en chef Henri Deneux qui fait partie de la classe 1894. Il a été primitivement ajourné, puis réformé et finalement reconnu apte. Son dernier sursis d’appel était valable jusqu’au 31 décembre 1915 mais, en raison de son affectation comme architecte en chef des monuments historiques chargé de la ville de Reims et du département de la Somme, il est maintenu à son poste car jugé indispensable.
Évidemment face aux destructions de Notre-Dame de Reims, les critiques fusent. Dans un rapport daté du 5 novembre 1916, Max Sainsaulieu revient sur les ouï-dire concernant la sauvegarde de la cathédrale de Reims. Il amorce son rapport par ces mots : « Au commencement, on nous désignait sous prétexte que nous n’avions pris aucune précaution pour sauver rien de l’édifice ou des débris intéressants qu’il renfermait » et conclut « Je n’attache pas à tout ceci une importance excessive – et pour moi personnellement aucune, je n’ai rien à faire avec ces gens-là – mais c’est tout de même ennuyeux de voir qu’on ne prend le service des monuments historiques que comme Tête de Turc – comme on le fait d’ordinaire pour un simple architecte ».
Si la médiatisation de la cathédrale de Reims durant la Première Guerre mondiale a été accaparée par l’incendie, il convient de relativiser l’importance des destructions artistiques de cette seule journée. La cathédrale aurait reçu, durant la guerre, au moins 287 obus de différents calibres.
2. Les dommages et leurs financements
Faut-il restaurer ?
Reims est désenclavée le 5 octobre 1918. Les destructions sont dramatiques. Les dommages de guerre de la cathédrale de Reims sont officiellement évalués à 144 millions de francs. Pourtant, il est bien difficile de coter des œuvres d’art inestimables.
Les superstructures sont gravement ébranlées mais ont résisté. En l’absence de toiture, la pluie et le gel ont érodé les blocs de calcaire et les enduits. De nombreuses masses de maçonnerie, pilonnées et pulvérisées, se sont ainsi désagrégées et menacent continuellement de tomber. Certaines pierres pendent dans le vide, à peine retenues par leurs armatures de fer. La voûte est percée en neuf endroits. Presque tous les arcs-boutants de la nef et de l’abside ont été plus ou moins fortement touchés. Sur 22 arcs-boutants, 7 sont rompus et 15 plus ou moins atteints.
Fleuron de l’art du Moyen Âge, la statuaire a fortement souffert. À l’intérieur de l’édifice, moins riche et mieux protégé, les dégâts sont moindres. Néanmoins, les sculptures des portails latéraux sont anéanties et ne sont plus que des moignons calcinés. Cette destruction est irréparable car ni aucun dessin ni aucune photographie ne représente cette partie décorative du monument, masquée depuis le XVIIIe siècle par les tambours.
Si la cathédrale de Reims de 1914 ne possédait déjà plus l’intégralité de ses riches verrières du XIIIe siècle, Henri Deneux estime que sur 3480 m2 de vitraux historiés, la moitié est irrémédiablement perdue.
Hélas, l’inventaire d’après-guerre n’est que fragmentaire car de nombreuses parties de l’édifice sont encore inaccessibles. En urgence, comme le souligne Henri Deneux, il faut « panser » toutes ces blessures afin de rendre « sinon sa beauté, du moins sa solidité » à l’édifice.
Le coût et les problèmes techniques ne constituent pas un frein à la tenue de ce chantier ; en fait, la restauration même est l’objet de polémiques. Dès le lendemain de l’incendie du 19 septembre 1914, alors que certains considéraient que la cathédrale n’était plus qu’un amas de ruines, émergeait la volonté de garder ce symbole en l’état. Afin de livrer intact le témoignage des ruines, certains proposent de transformer la cathédrale en musée lapidaire, musée où serait exposé l’ensemble des destructions artistiques survenues au cours du conflit, plaidoyer contre la guerre, mais plaidoyer surtout contre l’Allemagne. Pour d’autres, la cathédrale des sacres, sanctuaire de la France chrétienne, ne peut disparaître du fait de la guerre. Au nom de la mémoire nationale et de la continuité de l’Histoire, elle doit être restaurée. Elle doit retrouver sa physionomie antérieure tout en gardant les traces visibles de la guerre. Heureusement, ce second parti sort vainqueur.
Le financement
Au cœur de tout chantier surgissent les problèmes budgétaires. Si la question de la restauration est théoriquement acquise, son financement détermine la vitesse et l’ampleur de cette entreprise. Le chantier de Notre-Dame de Reims est exceptionnel par sa symbolique et par l’élan international de mécénat en sa faveur.
Le maître d’œuvre est l’État et plus particulièrement le service des monuments historiques qui assure la surveillance, l’entretien et la restauration du monument. Dès la fin de la guerre, Henri Deneux s’installe dans les ruines des anciennes écuries de l’Archevêché. Il y habite avec sa femme qui l’aide notamment pour les travaux de photographie : la cathédrale devient sa vie, un véritable sacerdoce. L’équipe soudée par la guerre ne change pas et l’architecte en chef est à nouveau secondé par l’architecte ordinaire Max Sainsaulieu, même si ce dernier est moins présent sur le chantier et reprend ses activités privées.
Pour son financement, le chantier de la cathédrale de Reims relève de la « solidarité nationale ». L’État est le plus grand bailleur de ce chantier. Outre des crédits réguliers, la cathédrale de Reims bénéficie de crédits exceptionnels : allocation parlementaire et « Plan Marquet » en 1934, destiné à enrayer le chômage.
En raison de son aura, la cathédrale martyre bénéficie de nombreuses donations, modestes ou mirifiques, célèbres ou anonymes. Fer de lance de ce mécénat, la Société des Amis de la Cathédrale de Reims est fondée dès le 9 mai 1917. Le président est l’éminent archéologue Eugène Lefèvre-Pontalis. Le président de la République, Raymond Poincaré et l’archevêque de Reims, le cardinal Luçon, patronnent cette association qui s’oppose systématiquement aux adversaires de la restauration et s’ingénie à éveiller l’intérêt du public en faveur de la cathédrale. Le nombre d’adhérents de la SACR croît ainsi rapidement : le 6 mars 1919, les adhérents sont environ 300 ; au 1er décembre 1920, ils sont désormais 671 ; en juillet 1924, ils dépassent les 700 ; en avril 1926, grâce à l’ouverture de la souscription pour la grande rose, le nombre d’adhérents culmine à 948.
Une autre initiative de mécénat est lancée au Danemark dans une optique pacifique. Ce comité se propose « d’inviter, dans l’avenir prochain, toutes les nations à donner en commun au monde et par là à la postérité, un monument qui devrait, dans un avenir lointain, rester comme une expression de la joie de paix de l’humanité lors de la cessation de la terrible guerre mondiale ». Le choix de ce monument exaltant les vertus pacifiques s’est porté sur la cathédrale de Reims et donc sur sa future restauration. Ainsi, le comité provisoire souligne qu’elle sera « à l’avenir, non seulement le monument de culture le plus beau du passé, mais, dans les temps à venir, elle sera comme un symbole du désir commun des hommes d’une paix éternelle ». Ce comité a pour support de propagande et pour principale ressource financière la vente de timbres commémorant la paix mondiale. Même si l’initiative est danoise, ce comité se veut international. Pour assurer son fonctionnement, plusieurs comités nationaux sont instaurés au Danemark, en Norvège, en Finlande, en Suède, en Angleterre, en France, en Italie, en Belgique, en Suisse, en Espagne, au Portugal, aux États-Unis, au Pérou, au Canada, au Brésil et au Mexique.
Une autre institution nommée « Rheims Cathedral Restoration Fund » est fondée sous l’impulsion d’une haute figure de la noblesse britannique Mrs Aubrey Le Blond et sous le haut patronage de la reine Alexandra. Elle est chargée de collecter des fonds en Angleterre et dans ses colonies pour permettre la restauration de la cathédrale de Reims.
D’autres dons individuels complètent ce panorama des mécénats : la veuve de Napoléon III, l’académicien Émile Sénart, la Rémoise Marie-Ernestine Seillier, l’industriel Albert Legrand, la comtesse Werlé… Des dons plus modestes affluent du monde entier : Afrique du Sud, Belgique, Hollande, Pologne, Australie, Mexique et même de la province chinoise de Setchouan. Pièce après pièce, le tronc de la cathédrale se remplit de dons anonymes. Le clergé, les fidèles, l’archiprêtre Fernand Cayet et le cardinal Luçon affectent également de nombreuses offrandes au rétablissement du culte.
Les donations Rockefeller
Mais aucun don n’égale en valeur ou en impact médiatique celui du richissime Américain John Davison Rockefeller Jr. Suite à son voyage en France, ce fervent francophile affecte en mai 1924 un million de dollars (18 millions de francs) aux « trésors, dont la France est la gardienne […] patrimoine de toutes les nations car leur influence est une source d’inspiration pour l’art universel ». Le château de Fontainebleau, les parcs et jardins de Versailles et la cathédrale de Reims sont concernés par cette manne providentielle.
Le 10 mai 1927, John D. Rockefeller Jr. effectue une deuxième donation d’environ 40 millions de francs afin de poursuivre les travaux de restauration des trois monuments ; 9,2 millions sont attribués à Notre-Dame de Reims.
Mais le donateur souhaite que les travaux s’accélèrent et soient réalisés en 4 ans. Comme il a été convenu que les donations Rockefeller comporteraient un versement égal de la part de l’État, Henri Deneux se retrouve virtuellement avec 21,6 millions à dépenser en 4 ans à la place d’un million dont il disposait auparavant. Il lui est matériellement impossible de les dépenser en si peu de temps, en raison des contraintes techniques et de sécurité, du manque d’ouvriers qualifiés et du fait que certains travaux ne peuvent être entrepris simultanément.
Onze ans seront encore nécessaires afin de rendre à la cathédrale sa physionomie antérieure. Ce chantier semble long mais, à titre de comparaison, la basilique Saint-Remi de Reims devra attendre 1953 pour être entièrement rendue au culte et l’église Saint-Jacques ne retrouve son clocher qu’en 1993.
3. Une restauration entre théories et pragmatisme
Reconstituer l’histoire de la cathédrale : les fouilles archéologiques
Lorsqu’un monument est détruit, quelle est la première chose que l’on entreprend ? Des fouilles archéologiques. Les travaux de restauration devraient en urgence être lancés. Pourtant – et avec sagesse – l’architecte en chef des monuments historiques Henri Deneux va prendre le temps nécessaire à reconstruire l’histoire de Notre-Dame de Reims. Le 23 juillet 1919, ayant accompli les travaux urgents de consolidation, il écrit à ses supérieurs que « l’état actuel de la cathédrale est une occasion unique pour effectuer ces recherches ».
Après avoir déblayé l’intérieur de l’édifice de tous les décombres et gravats amoncelés sur le sol par la chute des voûtes, Henri Deneux découvre des murets en maçonnerie établis sous les stalles du chœur incendiées le 19 septembre 1914. Ces fondations sont constituées, en grande partie, de morceaux de pierre moulurés et sculptés du XVe siècle provenant essentiellement d’un autel et d’un jubé en pierre, éléments détruits lors des travaux « d’embellissement » du milieu du XVIIIe siècle.
Les fouilles archéologiques s’intéressent aux sépultures, connues ou inconnues. L’usure des inscriptions gravées sur les dalles et le manque de documents ne permettent pas de retrouver les noms des dignitaires enterrés. Certaines tombes sont identifiées grâce au mobilier découvert, notamment aux bulles papales. Les nombreux objets archéologiques enrichissent les collections du Palais du Tau.
Mais la fouille n’est pas une quête d’objets fabuleux, arrachés à leur contexte ; ce qui guide Henri Deneux, ce sont les connaissances historiques. À mesure que les archéologues creusent, les cathédrales antérieures se dévoilent. Sous les 70 cm de ce remblai, une mosaïque de trois couleurs est mise à jour. Cette mosaïque donne le niveau du sol du chœur de la cathédrale carolingienne du IXe siècle. Les fouilles se poursuivent par la découverte du dallage en pierre du chœur de la première cathédrale fondée vers 400 par saint Nicaise, à 74 cm en contrebas. Henri Deneux poursuit ces investigations et détermine la largeur des édifices antérieurs au XIIIe siècle. Au niveau de la sixième travée, un puits est découvert ainsi qu’une canalisation de plomb se dirigeant vers le bas-côté nord. La recherche du fameux baptistère de Clovis est lancée mais n’aboutira que partiellement.
Avec réserve et humilité, Henri Deneux ne spécule nullement sur ses découvertes. Il laisse d’autres experts en faire la synthèse et plus de vingt années seront nécessaires pour exploiter les relevés archéologiques. En 1963, Hans Reinhardt publie aux Presses universitaires de France une histoire enrichie de la cathédrale de Reims. Dans sa préface, il n’oublie pas de rendre hommage à celui qui a contribué à lever de nombreuses lacunes dans l’histoire de Notre-Dame de Reims.
Un chantier de restauration exemplaire
Quatre éléments sont primordiaux pour comprendre les travaux entrepris de 1919 à 1938 : réaliser les inventaires, assurer la conservation de l’édifice, le réaffecter au culte et lui rendre sa physionomie antérieure.
Durant l’année 1919, les premiers travaux consistent à déposer les protections de guerre, consolider, installer les toitures provisoires et déblayer. Tous les fragments sont systématiquement recueillis et inventoriés avant d’être entreposés. À l’intérieur de la cathédrale, Henri Deneux fait dresser d’immenses étaiements pour soutenir les parties les plus ébranlées de l’édifice.
Au début de l’année 1920, des professionnels travaillent sur ce chantier redevenu « normal ». Les travaux de consolidation se poursuivent durant l’année 1921. À partir de 1922, Henri Deneux s’occupe d’une nouvelle priorité : réaffecter au culte la nef et les deux bas-côtés. Il se consacre à la restauration des parties supérieures de l’édifice, chantier qui se poursuit en 1923. Les vitraux des fenêtres supérieures reprennent progressivement leur place tandis que les travaux de couverture définitive en ciment armé s’amorcent sur les bas-côtés nord et sud.
Le 3 mai 1924, l’annonce de la première donation Rockefeller permet d’entrevoir le lancement d’importants travaux et une accélération globale du chantier. Henri Deneux dispose des moyens nécessaires pour la reconstitution du comble de la nef, le rétablissement de la toiture et du clocher à l’ange. Les travaux d’embellissement se poursuivent par la restauration des cinq verrières hautes du chevet tandis que ceux qui concernent les vitraux de la grande rose, les voûtes et fenêtres hautes de l’abside se prolongent durant l’année 1926.
À l’intérieur de la cathédrale, des travaux d’aménagement sont entrepris qui permettent la réfection du dallage, la fourniture de chaises pour la nef, l’établissement du calorifère et l’installation de l’éclairage électrique. En novembre 1926, alors que tout semble prêt, la chute d’enduits sur le maître-autel de la partie de la cathédrale rendue au culte compromet le retour du clergé dans la nef. En urgence, Henri Deneux entreprend la consolidation des voûtes.
Les superstructures sont plus atteintes qu’ils n’y paraissaient et les crédits commencent à manquer. La restauration intérieure de la nef est néanmoins achevée en 1927 et toute cette partie du monument est rendue à l’exercice du culte lors de deux cérémonies, les 11 et 26 mai 1927. Le lendemain, la seconde donation Rockefeller est rendue publique et change la donne. Henri Deneux dispose des crédits mais est également pressé par le donateur qui souhaite voir achever la toiture au plus tôt. Mais pour assurer l’installation de la couverture, il doit d’abord consolider ses assises et ces travaux dépendent du financement de l’État. Les crédits tardent mais sont finalement débloqués. Dès lors, le chantier s’accélère.
Les travaux des années 1930 à 1933 changent complètement la physionomie de la cathédrale martyre. Les charpentes et les couvertures en plomb sont rétablies. À l’extérieur, la restauration des arcs-boutants s’achève ; les pinacles sont reconstitués. La cathédrale retrouve une partie de son décor par la restauration de la grille du chœur et de la rose du bras nord du transept.
De 1933 à 1936, les travaux se concentrent sur les aménagements intérieurs afin de rendre l’ensemble de la cathédrale au culte : rétablissement des autels et des dallages, restauration des vitraux, remise en état des sacristies… En 1937-1938, les travaux sont plus sommaires et sont axés sur la prochaine inauguration de la cathédrale restaurée. De nombreux aménagements intérieurs sont réalisés afin que la cathédrale retrouve sa voix, le rythme des heures et des sons liturgiques : réparation de l’ancien carillon, des grands orgues et de l’horloge du chœur… Ces travaux sont complétés par le rétablissement de l’éclairage et du chauffage.
Le travail d’Henri Deneux s’achève en 1938 en pleine gloire, pour celui qui a dirigé durant vingt ans le chantier le plus emblématique de l’entre-deux-guerres. Une véritable passion a animé cet homme tout au long du chantier, ne se préoccupant que de sa cathédrale. Technicien et non théoricien, passionné et non carriériste, Henri Deneux marque de son empreinte la cathédrale Notre-Dame ; il devient, dans la mémoire locale, l’égal des architectes bâtisseurs du Moyen Âge.
Des exemples de conservation et d’innovation : la charpente et le plomb de la toiture
Une fois financée par l’aide Rockefeller, la reconstitution de la toiture initiale est jugée primordiale afin de rendre les lignes architecturales à l’ensemble de l’édifice. Mais le parti pris n’est pas de reconstituer l’ancienne charpente en bois. En effet, dans une France à reconstruire, il est difficile de se procurer une telle quantité de bois et les recherches nécessaires auraient duré, selon Henri Deneux, au moins trois ou quatre ans. Ainsi, devant de telles difficultés, en raison des dangers éventuels de combustion et par souci d’économie, il est décidé d’établir une charpente en ciment armé.
L’emploi du ciment armé pour la réfection des combles des monuments classés n’est pas une innovation. L’architecte Anatole de Baudot en a été le précurseur à l’église Saint-Jean de Montmartre, construite de 1894 à 1904, puis dans la restauration des monuments historiques notamment à Blois et à Nantes. La cathédrale de Reims a d’ailleurs déjà reçu cette utilisation de matériaux modernes.
Le système innovant adopté par Henri Deneux pour le rétablissement des combles repose sur deux principes : facilité du montage et régularité dans le travail. Il s’inspire d’une technique ancienne, imaginée au XVIe siècle par l’architecte Philibert de l’Orme (ou Delorme). Auteur en 1561 des Nouvelles inventions pour bien bastir et a petits frais, il prône la réalisation de charpentes avec des petits éléments normalisés en bois assemblés par clavettes. Ce procédé permet de pallier la rareté des grands arbres, de dégager les combles et d’assurer l’incombustibilité du monument.
La charpente est composée d’éléments de ciment armé réunis et assemblés ; chaque arbalétrier, chaque panne, chaque étrésillon, chaque chevron sont ainsi construits séparément. Tous ces éléments sont moulés à pied d’œuvre dans leurs formes définitives, puis montés et assemblés sur place, sans le secours de boulons ou de pièces métalliques qui peuvent s’oxyder avec le temps. Le montage est rendu facile car chaque pièce a un poids tel qu’un ou deux ouvriers puissent le mettre en place sans recours à aucun engin de levage, le comble étant haut de 19 mètres et ce chantier étant situé entre 40 et 60 mètres par rapport au niveau du sol. Seulement quatre cintres en bois suffisent à la mise en place des arcs. Ces cintres sont déplacés au fur et à mesure de l’avancée du travail. L’assemblage des éléments réalisés, des clavettes de chêne en assurent la jonction, puis un coulis de plâtre à modeler complète le scellement des pièces.
Pour résumer les avantages d’une telle innovation, cette nouvelle charpente est peu onéreuse, incombustible, légère, démontable au besoin et présente au-dessus des voûtes un vaste espace intérieur libre de toutes les pièces de charpente qui encombrent habituellement les combles. C’est une réussite saluée par la commission des monuments historiques et la presse.
Une seconde initiative illustre cette recherche entre tradition et modernité. Lors de l’incendie, les plombs du Moyen Âge des couvertures ont fondu et se sont amalgamés avec toutes sortes de débris. Deux choix s’offrent alors au maître d’œuvre : soit réemployer systématiquement l’ancien plomb, soit utiliser du nouveau plomb. L’explosion du prix de la matière première, le souci d’économie et le fait que ce plomb ancien contenant une notable proportion d’étain, d’argent et d’antimoine considéré comme meilleur pour durer, font que le premier choix est retenu.
Le plomb de la toiture est alors systématiquement recueilli sous les voûtes et au niveau du sol. Mais, lors de sa fusion, le plomb a amalgamé de nombreux corps étrangers : fer, cuivre, pierre ou ardoise. Afin d’éliminer ces scories et de permettre un stockage de ce plomb particulièrement encombrant, Henri Deneux, en 1922, charge l’entreprise Guyot de procéder à la refonte de 230 tonnes de plomb en lingots de 30 kg.
En 1924, lors de l’exécution des travaux de couverture des bas-côtés nord et sud, une partie de ce plomb doit retrouver sa place et sa forme originelles. Or les techniques médiévales de plomb coulé sur lit de sable ont été abandonnées vers le milieu du XIXe siècle. Dans le souci de rétablir dans ses moindres détails la toiture antérieure, Henri Deneux et Charles Guyot effectuent des recherches afin de retrouver la technique médiévale auprès du Conservatoire des Arts et Métiers et de la Bibliothèque nationale. À l’aide d’informations contenues notamment dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Charles Guyot assure la coulée du plomb en tables. Le métal est versé à la température de 300° C, sur une épaisseur de trois millimètres, le long d’une couche de sable préparée dans un coffrage. Cette méthode est préférée à l’utilisation du laminoir. Les lingots de plomb sont ainsi transformés en feuilles de 2 m de long, 0,66 m de large et de 3 mm d’épaisseur. La technique est affinée de manière à obtenir une totale régularité tout en limitant les déchets.
Des travaux jugés interminables
Que ce soit dans sa nature ou par une impulsion politique, l’Homme aime aller vite. Toutefois, la rapidité n’est pas toujours un gage d’efficacité et le temps d’un monument n’est pas celui des hommes. Le chantier de restauration de la cathédrale de Reims est confronté à ce dilemme et à des critiques. Les représentants officiels sont plusieurs fois attaqués sur la durée des travaux, devant gérer avant tout la pénurie de moyens et de personnels. Les premières critiques ont lieu dès le milieu de l’année 1919 notamment lorsque le ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts demande des crédits exceptionnels. Cette lenteur est d’autant plus jugée préjudiciable qu’elle entrainerait des frais supplémentaires.
L’important chantier de fouilles ainsi que les travaux de consolidation retardent énormément les travaux de restauration. Ce retard est d’autant plus mal perçu que la cathédrale est coupée de ses fidèles et d’une partie des touristes. En effet, dans les premiers mois qui suivent l’Armistice, le public peut circuler dans tout l’intérieur de la cathédrale, mais ces continuelles visites gênent l’avancée des travaux et engagent, en cas d’accident, la responsabilité de l’État ou des entrepreneurs. Suite aux nombreuses chutes de pierres, le 27 avril 1920, l’administration des Beaux-Arts réglemente strictement l’admission du public, limitée en petits groupes à la première travée de la nef.
Les tensions s’accroissent entre Henri Deneux et sa hiérarchie. En 1925, l’inspecteur général Eugène Rattier est chargé d’établir un rapport destiné au directeur des Beaux-Arts. Contre toute attente, l’inspecteur justifie les retards et fait l’éloge de Henri Deneux. Il estime que ce dernier conduit les travaux de restauration de la cathédrale de Reims, mais également de Saint-Jacques et de Saint-Remi avec toute la rapidité compatible avec les contraintes d’un tel chantier « en y joignant tout le soin, la prudence technique et la conscience archéologique qu’exigent ces monuments ». Non seulement il soutient le travail d’Henri Deneux, mais il juge que l’architecte est « le seul qualifié pour mener à bien, à tous les points de vue et dans les meilleures conditions possibles, l’accomplissement des missions, qui depuis l’Armistice lui sont confiées ».
Ce n’est pas la première fois que Henri Deneux reçoit l’éloge de ses supérieurs mais ce rapport va lui permettre de poursuivre jusqu’à la fin de sa carrière ce chantier. Devant la lenteur avérée des travaux, certaines personnes ont probablement tenté de récuser Henri Deneux ou du moins lui adjoindre un associé. Cependant face à un rapport si élogieux, une mesure aussi drastique n’est jamais restée qu’un simple projet. Henri Deneux n’est pas le seul à être ainsi loué, Eugène Rattier s’intéresse également aux entreprises qui travaillent sur ces chantiers. L’inspecteur ne leur porte aucun grief et émet une simple proposition, « qu’elles puissent continuer à se voir confier ces travaux ». Finalement, pour une belle œuvre, il faut disposer des bonnes personnes et trouver le juste temps.
Que penser, qu’apprendre, de tant de vicissitudes ? Devenue le symbole de la barbarie allemande, la cathédrale va poser question concernant sa restauration. En élevant si haut le débat, la cathédrale de Reims est devenue un mythe : un mythe que l’on souhaite conserver une fois le conflit achevé. Pour de nombreux intellectuels, la cathédrale doit être gardée en l’état ou être aménagée pour devenir un mémorial de la guerre. Les débats prennent du temps, un temps nécessaire pour apaiser les tensions et trouver les solutions techniques.
Lors d’un interview paru le 1er août 1921 dans les colonnes du quotidien Le Temps, le directeur des Beaux-Arts Paul Léon expose sa doctrine en matière de restauration monumentale des dommages de guerre : « … une doctrine rigide, uniforme, absolue, serait perpétuellement démentie. Il faut apporter là de la souplesse, car ce ne sont que cas d’espèce. Les vieux maîtres d’œuvre étaient gens d’expérience à qui les conditions particulières où ils se trouvaient inspiraient des solutions improvisées, parfois des expédients. Nous ne saurions, sans nous exposer à de graves erreurs, appliquer une règle inflexible à la restauration d’édifices infiniment variés. »
Face à un problème et à l’instar de la restauration de la cathédrale de Reims, il faut supprimer toute forme de rigidité intellectuelle. Il faut se poser, évaluer, regarder les expériences passées, échanger, s’interroger et reprendre tant que cela est nécessaire sans se limiter ni aux moyens, ni au temps. Faisons comme les bâtisseurs du Moyen Âge, ne regardons pas sans cesse la destination mais nos pas : cheminons en marchant. Et aujourd’hui, comme hier, en débattant…
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Yann Harlaut (1 février 2025). Les restaurations de Notre-Dame de Reims (1919-1938). Une histoire exemplaire entre idéologies, polémiques, contraintes de temps et de moyens. Carnet parodien d'histoire de l'art et d'archéologie. Consulté le 16 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/137zu